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Les idées bleues
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21 juin 2011

Dehors

Une tasse de thé brûlant patiente à côté de moi que je puisse la saisir... En attendant, je prends connaissance des messages du matin, et je lis avec amusement celui de Bernadette : juin, septembre, décembre... Oui, c'est vrai, je n'aime pas, non pas que les choses se précipitent, mais l'accumulation des "imposés", véritables contraintes. C'est que, voyez-vous, j'aime mes soirées, tout autant je le crois, que j'aime les matins - surtout en cette saison.Ce sont un peu les mêmes gestes, soir et matin, même s'ils se font en négatif : ouvrir grand les fenêtres et faire entrer le jardin. Arroser l'assoiffée. Sans bouger, observer le manège du grand oiseau : cette année encore, nous n'aurons pas de figues, et pourtant l'arbre a été prolifique - le bel oiseau, dont les plumes bleues me font penser à celles d'un geai - Y a-t-il des geais par ici?- doit nourrir sa famille et multiplie les allers-retours pour transporter la pulpe sucrée de l'arbre au nid. Le Capitaine Indigo a dit qu'il faudrait "mettre un filet" . J'ai haussé les épaules : tant pis pour les figues... Le soir, c'est l'heure du ballet des poissons du bassin. Il ont pris cette habitude d'être nourris, alors presque à heure fixe, quand le pas de l'homme approche, ils se présentent en nuage rouge et noir et, à fleur d'eau, ils réclament de leurs becs ouverts la pitance quotidienne, une demi-poignée de granulés que l'on jette à la surface de l'eau et qui disparaît rapidement, si vite engloutie. Dans cette opération de survie aquatique, la chienne nous suit, en retrait. Apeurée par son ombre, elle est terrorisée par les silhouettes écarlates qui dansent au ras de l'eau : elle se glisse à plat ventre, elle renifle, elle jappe sans savoir si le moment est venu de détaler ou si elle peut d'une seconde prolonger son observation. Elle aussi, elle attend. Bientôt, nous sortirons, quand le soleil aura franchi le cap de la colline, car avant, je ne peux pas, c'est trop de soleil pour moi. Patience... La menthe d'eau envahit le bassin et tendrait même à coloniser la terrasse. Il faut s'en occuper. Son odeur est plus douce et plus poivrée que celle des jardins et c'est un autre délice, d'autant qu'en me baissant, je froisse la verveine, le romarin.

Ah, les odeurs du jardin, le matin et le soir... Rester au jardin plutôt que sortir, reprendre la voiture. La route, surtout, m'est devenue insupportable. Pas un jour je ne me fâche, pas un jour je ne hurle au volant quand, sur la route des collines, un véhicule déboule à pleine vitesse, ignorant le danger, me forçant à me précipiter contre le talus ou à piler dans le virage. Dehors, il y a les autres, le monde, les enfants devenus fous et les adultes guère mieux  - une fillette de treize ans est morte hier sous les coups de son agresseur de quatorze, des hommes arment des enfants de huit ans, la moitié du monde est à feu et à sang, l'humanité jette à la poubelle chaque année un tiers de ses denrées alimentaires ce qui n'empêche nullement la moitié du monde de mourir de faim dans le silence général, on parle encore de la sécurité du nucléaire après Fukushima, les inondations se multiplient sans que quiconque vienne à se dire Changeons nos façons de vivre, et, petit drame personnel, les voitures ont envahi les villes au point de prendre l'ascendant sur l'humain qui ne s'y retrouve plus : partout, l'on respire du gaz-oil et des fumées d'échappement, on court pour traverser, le 4x4 refuse de s'arrêter au stop qui protège l'école et manque d'écraser l'enfant qui, pour un peu, devrait s'en excuser, car l'homme est pressé, lui...

"Dehors, c'est insupportable", écrivait 'homme du Sud-Ouest*, et je partage son point de vue. On se construit une tour, une forteresse, et elle prend l'allure d'un jardin, d'une famille, d'un monde à part, et on sait que si on fait un pas dehors, on ne se retrouvera pas. L'audition a été un calvaire : un vacarme incessant du côté des parents ; la salle est insonorisée mais la porte s'ouvre continuellement, les gens sortent, entrent, ressortent, hésitent, bavardent, hésitent encore, finissent par laisser la porte ouverte. Julie joue Beethoven. C'est qu'elle joue rudement bien, Julie, que j'ai vu grandir... Dix années déjà passées dans ce conservatoire... Elle ne joue néanmoins pas assez bien pour la dame du premier rang ait coupé son portable. Elle décroche, elle se lève en repoussant sa chaise, elle traverse la salle, elle entame sa conversation. Derrière, les parents de Julie tentent de filmer leur fille. Déconcentrée, Julie se trompe et recommence. J'enrage silencieusement. A mes côtés, le Capitaine Indigo qui m'a fait une surprise et qui a pris une heure pour venir voir ses enfants au travail, pose sa main sur mon genou et me souffle : "Calme-toi". Dehors, c'est insupportable. Je ne sais pas ce qui s'est passé, si c'est dans mon quartier que les choses ont changé à ce point ou si c'est moi qui vois tout maintenant du plus mauvais de mes deux yeux, mais j'aime encore mieux rentrer chez moi, ouvrir grand la fenêtre, surprendre le soleil passer de l'autre côté de la colline, arroser l'assoiffée, guetter le couple d'écureuils qui sautent d'arbres en arbres, le lézard qui file plus vite que la chienne, la pie qui sans doute niche dans le grand chêne, et refermer la porte.

 

* L'homme du Sud-Ouest, c'est Francis Cabrel, évidemment, et c'est dans Les Vidanges du Diable que la phrase se trouve...

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